Le jour où un rayon cosmique a piraté un Airbus A320
Le 30 octobre 2025, un Airbus A320 exploité par JetBlue (vol 2126) a subi une défaillance de ses systèmes électroniques lors d’un vol entre Cancún (Mexique) et Newark (New Jersey). L’avion, traversant une tempête géomagnétique, a enregistré une descente brutale non commandée, obligeant l’équipage à effectuer un atterrissage d’urgence à l’aéroport de Tampa, en Floride. Cet événement a révélé une vulnérabilité critique dans les systèmes de contrôle de vol de l’Airbus A320 : le logiciel embarqué s’est avéré sensible aux radiations solaires associées aux tempêtes géomagnétiques, provoquant un Single-Event Upset (SEU). En effet, l’interaction des particules solaires avec l’électronique a entraîné un « Bit Flip », c’est-à-dire l’inversion accidentelle de l’état d’un bit (de 0 à 1 ou de 1 à 0), compromettant ainsi le bon fonctionnement des systèmes. À la suite de cet incident, Airbus a émis un rappel urgent le 1er décembre 2025, concernant environ 6 000 appareils A320 dans le monde.
Comment un tel incident a-t-il pu se produire, et surtout : pouvait-on l’éviter ? Plongeons dans l’univers des astroparticules pour comprendre leur impact sur la matière, les dangers qu’elles représentent pour nos systèmes électroniques, et les pistes pour s’en protéger.
Les astroparticules
Chaque seconde de chaque jour, nous sommes bombardés par des milliers de particules invisibles à l’œil humain qui traversent nos corps sans que nous nous en rendions compte, avec des énergies bien plus élevées que celles atteintes par les plus grandes machines. Découvertes par Victor Hess en 1912 lors d’expériences avec des ballons-sondes (Prix Nobel de Physique en 1936), ces particules sont regroupées sous le nom de rayons cosmiques et peuvent être divisées en deux grandes catégories : celles provenant du Soleil et transportées vers la Terre par les vents solaires (électrons, protons et noyaux d’hélium), et celles, encore plus énergétiques, qui voyagent à des vitesses proches de celle de la lumière et proviennent de l’extérieur de notre système solaire, appelées rayons cosmiques galactiques.
Fig. 1 Interaction des rayons cosmiques avec l’atmosphère [Image Credit:: CERN, https://cds.cern.ch/record/2459167]
Lorsqu’elles atteignent la Terre, ces particules peuvent aussi entrer en collision avec celles présentes dans la haute atmosphère, générant une véritable « pluie » de particules secondaires ! Environ 90 % des astroparticules sont constituées de protons, noyaux d’hydrogène dépourvus de leur électron, qui sont les plus abondants. Mais on trouve aussi des noyaux d’hélium (~9 %) et des éléments beaucoup plus lourds, comme le plomb, le fer et d’autres éléments qui se forment dans des conditions violentes, comme les supernovas marquant la fin de vie d’une étoile massive.
Comme le vent solaire transporte de nombreuses particules électriquement chargées, il véhicule également une partie du champ magnétique du Soleil, qui perturbe le champ magnétique terrestre (Fig. 2). Dans des conditions normales, le champ magnétique terrestre nous protège du vent solaire en le déviant efficacement. Toutefois, lors des éruptions de masse coronale (CME), les particules peuvent atteindre des vitesses jusqu’à dix fois supérieures à la normale, qui est d’environ 300 km/s. L’intensité de cette radiation augmente avec l’altitude et la proximité des pôles magnétiques, en raison de l’influence du champ géomagnétique sur la trajectoire des particules. Par conséquent, la dose de radiation à laquelle nous sommes exposés varie selon que nous nous trouvons en ville, en montagne ou à bord d’un avion. À titre d’exemple, la dose de radiation lors d’un vol aérien est dix fois supérieure à celle reçue en ville !
Dans l’environnement spatial, une partie des particules solaires est également piégée par le champ magnétique terrestre dans des régions entourant notre planète, appelées ceintures de Van Allen, situées entre 640 et 58 000 km d’altitude. Elles aussi jouent un rôle essentiel dans la protection de l’atmosphère, en déviant des particules énergétiques qui, autrement, l’endommageraient. Cependant, ces ceintures représentent un danger pour les satellites, qui doivent être équipés de blindages appropriés pour protéger leurs composants sensibles lorsqu’ils traversent ces zones durant de longues périodes. Il en va de même pour les astronautes des missions Apollo et pour tout leur matériel, qui doivent être protégés afin de minimiser au maximum la dose de radiation reçue.
L’atmosphère terrestre, tout comme l’espace, est peuplée d’une multitude de particules qui, tout en nous protégeant lorsque nous sommes à la surface, peuvent devenir dangereuses dès lors que nous montons à haute altitude ou que nous sortons dans l’espace. Ainsi, la technologie développée pour l’électronique embarquée doit tenir compte de tous ces phénomènes, afin d’éviter autant que possible que l’interaction avec ces particules ne provoque des incidents.
Interaction avec la matière
Lors du vol de l’Airbus A320, l’indice planétaire Kp — qui mesure l’intensité des perturbations géomagnétiques sur une échelle de 0 à 9 — aurait atteint la valeur de 5,3, ce qui correspond au dépassement du seuil d’une tempête géomagnétique mineure. Selon la NOAA (National Oceanic and Atmospheric Administration), ce type de phénomène n’est pas rare : au cours d’un cycle solaire moyen de 11 ans, la Terre connaîtrait des conditions de tempête géomagnétique mineure environ un jour sur quatre. C’est précisément ce phénomène qui aurait causé l’incident du 30 octobre dernier, offrant à Airbus une sorte de piratage d’avion venu du cosmos ! Mais comment des rayons cosmiques ont-ils pu faire dérailler un logiciel ?
Ce type d’événements n’est pas nouveau. En effet, en 1979, James Ziegler d’IBM, avec W. Lanford de Yale, expliqua pour la première fois le mécanisme par lequel un rayon cosmique au niveau de la mer pouvait provoquer un Single-Event Upset (SEU) dans l’électronique. Toujours en 1979, le premier test au monde sur les effets des événements individuels causés par des ions lourds fut réalisé dans un accélérateur de particules, au Lawrence Berkeley National Laboratory.
Les astroparticules dotées d’une énergie suffisante pour arracher des électrons aux atomes ou aux molécules de la matière avec laquelle elles interagissent, les transformant ainsi en ions, sont appelées particules ionisantes, et le processus est appelé ionisation. Mathématiquement, le taux de perte d’énergie E d’une particule dans la matière par unité de longueur x est donné par la courbe de Bragg, décrite par la relation suivante :
où k est un nombre réel strictement positif qui dépend du type d’ion. Comme on peut le constater en intégrant la courbe de la Figure 3, l’ionisation causée par la particule dans la matière présente un pic vers la fin de son parcours, ce qui signifie que la perte d’énergie est maximale aux basses énergies, et qu’une particule interagissant avec l’électronique produit la majorité des dommages à la fin de sa trajectoire, “localisant” l’ionisation dans une zone restreinte. Les particules ionisantes des rayons cosmiques se divisent en deux catégories principales :
- Ionisation directe : seuls les ions lourds (numéro atomique ≥ 2) provoquent des erreurs dans les circuits mémoire via une ionisation directe, en déposant suffisamment de charge. Les particules légères (protons, électrons) n’en sont généralement pas capables.
- Ionisation indirecte : Protons et neutrons, bien que trop légers pour ioniser directement, peuvent déclencher des réactions nucléaires (collisions élastiques, émissions de particules α/γ, spallation) dans le réseau semi-conducteur. Ces réactions génèrent des fragments lourds (ex. : noyaux de Si, C, O) qui, via une ionisation directe secondaire, déposent une charge suffisante pour perturber les circuits.
L’exposition non contrôlée à ce type de radiation entraîne une interaction avec les cellules de l’organisme, susceptible de provoquer des altérations de l’ADN qui, à leur tour, peuvent favoriser l’apparition de tumeurs. Toutefois, lorsqu’elles sont correctement contrôlées, ces radiations peuvent être utilisées à des fins thérapeutiques, notamment pour combattre la maladie elle-même. Un exemple significatif de cette application est l’hadronthérapie, l’une des formes les plus avancées de radiothérapie. Cette technique utilise des faisceaux de protons ou d’ions lourds accélérés à haute énergie et capables de cibler sélectivement les cellules tumorales. Les ions libérant la majeure partie de leur énergie uniquement à la fin de leur parcours, permettent ainsi d’irradier la tumeur avec une bonne précision tout en préservant les tissus sains environnants.
Si l’interaction avec la matière biologique peut provoquer des mutations et, dans les cas les plus graves, des cancers, dans l’électronique, l’impact d’une seule particule peut générer un signal anormal (Single Event Effect), aux conséquences potentiellement critiques. Dans le cas de l’Airbus A320, une particule a compromis le système de sécurité de l’avion. Dans les deux cas, l’interaction peut provoquer des effets graves : d’un côté des altérations biologiques, de l’autre des dysfonctionnements mettant en danger la sécurité dans un avion.
Effets sur l'électronique de l'A320
Lorsqu’une particule chargée traverse un composant électronique, comme ceux présents dans l’avionique d’un aéronef, elle peut perturber temporairement le signal électrique, modifiant les données transportées. Si ces données concernent le logiciel de contrôle de vol, cela peut entraîner un changement soudain et involontaire dans les commandes de l’appareil.
Les SEU sont généralement causés par les traces d’ionisation dense des rayons cosmiques à haute énergie et à numéro atomique élevé Z (ions HZE), qui constituent la composante lourde et hautement chargée des noyaux des rayons cosmiques galactiques (GCR).
Dans le cas de l’Airbus A320, l’interaction avec les rayons cosmiques a corrompu un ELAC (Elevator Aileron Computer), et l’A320 en possède bien deux : ELAC1 et ELAC2 ! Ensemble, ils constituent une pierre angulaire du Fly-by-Wire (FBW), technologie dont la famille A320 fut la première à se doter. Le Fly-by-Wire remplace les commandes de vol mécaniques traditionnelles par une interface électronique : les mouvements des commandes effectués par le pilote sont convertis en signaux électriques, traités par les calculateurs de vol, qui déterminent ensuite comment actionner les surfaces de contrôle (ailerons, gouvernes, stabilisateurs) pour obtenir la réponse souhaitée.
Une technologie censée améliorer la précision, l’efficacité et la sécurité des avions modernes peut, une fois corrompue, produire l’effet inverse.
Stratégies de mitigation des Single Event Upset (SEU) : solutions officielles (NASA/ESA)
Selon la NASA, la vulnérabilité des dispositifs électroniques aux SEU s’est accrue en raison de la miniaturisation et de l’augmentation de la densité des transistors, malgré la réduction de la sensibilité des composants individuels. Les éléments les plus vulnérables incluent :
- Les mémoires SRAM et les caches : leur structure compacte et rapide réduit leur capacité à conserver la charge électrique, augmentant la sensibilité aux erreurs.
- Les machines à états finis et la logique séquentielle : malgré l’emploi de transistors plus grands réduisant partiellement leur vulnérabilité, le risque de dysfonctionnement persiste.
Les solutions proposées par la NASA et l’ESA pour réduire la probabilité d’un SEU se divisent en protections logicielles et matérielles. Parmi les solutions logicielles, on trouve des techniques de redondance et correction d’erreurs :
- Triple Modular Redundancy (TMR) : Stratégie principale utilisée par la NASA et l’ESA. Trois copies identiques d’un même module fonctionnent en parallèle, et un vote à majorité détermine la sortie correcte. Très efficace pour les FPGA et les mémoires SRAM.
- Error Correction Code (ECC) : Utilisé pour détecter et corriger des erreurs d’un seul bit dans les mémoires. Toutefois, pour les opérations de longue durée, la TMR est préférée, car l’ECC ne peut gérer l’accumulation d’erreurs si les données corrigées ne sont pas réécrites.
Les solutions matérielles se concentrent sur les matériaux et la conception résistants aux radiations :
- Matériaux avancés : Utilisation de matériaux comme le saphir ou l’arséniure de gallium, moins sensibles aux radiations que le silicium.
Techniques de hardening pour renforcer les circuits intégrés. - Design robuste : Optimisation de l’architecture des circuits et utilisation de transistors plus grands afin de réduire la probabilité de SEU (plus d’énergie nécessaire pour changer d’état).
- Blindages localisés : Bien qu’ils ne puissent éliminer totalement les SEU (énergie des particules trop élevée), ils réduisent leur impact sur les composants critiques.
- Watchdog timers et resets automatiques : Redémarrent automatiquement le système en cas de dysfonctionnement, assurant la continuité opérationnelle.
Conclusion
Et si le ciel n’était pas seulement ce vaste bleu (ou ce noir étoilé, pour les amateurs de cosmos) … mais aussi une autoroute invisible où des particules fantômes jouent aux fléchettes avec nos technologies ? En décortiquant les péripéties de l’Airbus A320, nous avons levé le voile sur l’existence des astroparticules : ces minuscules aventuriers cosmiques, si discrets qu’ils traversent votre corps – et votre écran d’ordinateur – sans même vous demander l’autorisation. Pourtant, malgré leur taille microscopique, ces voyageurs cosmiques ont le pouvoir de semer la pagaille dans les logiciels qui font danser les satellites ou garder les avions dans les airs.
“D’accord, mais mon PC ne pilote pas la Station Spatiale Internationale… Alors pourquoi s’en soucier ?” Justement : imaginez. Demain matin, vous allumez votre ordinateur, et là… écran noir. Pas de virus, pas de surchauffe, pas de café renversé. Non : une particule, disons un muon, a traversé la galaxie comme une balle perdue pour finir sa course… dans votre carte mère. Résultat ? Un bug cosmique, aussi rare qu’imprévisible, qui transforme votre machine en presse-papier high-tech.
(Note aux étourdis : non, “une particule venue de l’espace a grillé mon disque dur” ne sera jamais une excuse valable après avoir fait tomber l’ordinateur de votre employeur dans l’escalier. Désolé.)
Sources
[1] Aerospace Global News, Article lien
[2] NASA, “Cosmic Rays” lien
[3] Paul E. Dodd et al, “Basic Mechanisms and Modeling of Single-Event Upset in Digital Microelectronics”, IEEE TRANSACTIONS ON NUCLEAR SCIENCE, VOL. 50, NO. 3, 06.2003
[4] D.Binder et al., “Satellite anomalies from galactic cosmic rays”, IEEE TRANSACTIONS ON NUCLEAR SCIENCE, VOL. 22, NO. 6, 12.1975
[5] J. T. Wallmark, “Minimum Size and Maximum Packing Density of Nonredundant Semiconductor Devices”, Proceedings of the IRE, Vol 50 issue 3, 03.1962
[6] NASA ETD, “Radiation Effects and Analysis”, lien
[7] A. S. Keys, M. D. Watson, “Radiation Hardened Electronics for Extreme Environments”, NASA lien
[8] M. Wirthlin et al., “SEU Mitigation and Validation of the LEON3 Soft Processor
Using Triple Modular Redundancy for Space Processing” lien
[9] Kliewer, S. (n.d.). Primary cosmic rays. Berkeley Lab.
Marco FAGGIAN
Consultant Data Scientist