« It’s always Day 1. Day 2 is stasis. Followed by irrelevance. Followed by excruciating, painful decline. Followed by death » annonce Jeff Bezos en 2016 dans une lettre aux actionnaires et en fait la philosophie produit d’Amazon.
Mais lorsqu’on s’intéresse à la plupart des roadmaps produit existantes, le constat est clair : Day 2.
Des roadmaps figées à +18 mois, intégrant des produits ou fonctionnalités prêtes & gravées dans le marbre. La notion de « sécurité » qui accompagne un plan futur détaillé est importante, mais ne nous condamnons-nous pas à de la rigidité sans apport de valeur ?
Le rôle vital de la roadmap produit et pourquoi elle échoue souvent
À quoi sert vraiment une roadmap produit ?
Lorsque nous parlons communément de roadmap, nous pensons souvent à une liste de projets ou de fonctionnalités prévues pour l’année, avec des deadlines et un scope fixe. Or, une roadmap produit contient bien plus de profondeur que cela :
Aligner vision, stratégie et exécution
Chaque entreprise a besoin d’une vision. Le fameux « Où allons-nous ? » Quel futur voulons-nous construire ? Et pour y parvenir, nous avons besoin d’une stratégie. La roadmap fournit le pont entre les deux, alignant pour toutes les parties prenantes la vision et la stratégie.
Créer un langage commun et aligner les équipes
Design, product, tech & business ne parlent naturellement pas le même langage. Le quotidien, les problèmes et les priorités diffèrent. La roadmap est l’outil de communication qui permet à chacun de comprendre « Pourquoi faisons-nous ça ? », « Comment saurons-nous que ça marche ? » et « Quel est le timing relatif ? »
Donner de la visibilité et gérer les attentes
« Quand est-ce que nous aurons X ? » est une phrase bien connue de tout Product Manager, que ce soit en interne ou externe. Pouvoir se reposer sur un plan actionnable qui permet de fournir une transparence totale sur ce qui est fait (ou pas), quand et pourquoi, rassure et aligne.
Le piège d'une roadmap "liste de fonctionnalités"
Nous avons presque tous déjà vu des roadmaps qui ressemblent étrangement à un menu restaurant : Feature A, Feature B, Feature C… Les stakeholders cochent, les équipes livrent, tout le monde est content.
Sauf que plus de la moitié des features livrées ne créent aucune valeur mesurable. La moitié.
Le problème n’est pas l’exécution. C’est la question de départ. Une roadmap « liste de features » répond à « qu’est-ce que nous construisons ? ». Une roadmap stratégique répond à « quel problème résolvons-nous ? ». Ce n’est pas du tout la même chose.
Marty Cagan résume bien le piège : quand votre équipe connaît parfaitement les features à livrer mais ne sait pas expliquer pourquoi, vous avez un problème. Nous ne faisons pas du product management, nous faisons du project management déguisé.
Une roadmap n’est pas un backlog glorifié. C’est une boussole. Elle doit pointer vers une direction (les outcomes), pas vers une liste de tâches (les outputs).
La confusion entre roadmap et plan de livraison
Imaginons que nous présentions notre belle roadmap nouvelle établie aux stakeholders un beau lundi après-midi enneigé. La première question qui nous est posée est « Nous livrons quand ? ». Notre roadmap n’en est plus une.
La distinction entre les deux est claire :
- Roadmap = où nous allons et pourquoi (vision, thèmes, outcomes)
- Plan de livraison = comment et quand (dates, sprints, features)
Melissa Perri (autrice Product) appelle ça la « Build Trap » : confondre les deux, c’est mesurer son succès au volume livré plutôt qu’à la valeur créée. La roadmap devient un Gantt chart. Nous nous engageons sur des dates à 18 mois. Et nous passons notre temps à justifier les retards.
Une roadmap, c’est une direction. Un plan de livraison, c’est un itinéraire. Confondre les deux, c’est transformer chaque détour en crise.
Reste un dernier piège, plus subtil : une roadmap sans histoire à raconter.
L'absence de narration produit derrière la roadmap
Gibson Biddle, ex-VP Product chez Netflix, identifie un problème récurrent : « Les équipes voient et comprennent les projets, mais pas comment ils s’assemblent. »
Pour combler le problème, il revoit donc la vision du produit et la présente en trois lignes :
- Get big on DVDs
- Lead streaming
- Expand worldwide
Simple. Mémorable. Et surtout : chaque phase durait 3-5 ans et s’enchaînait logiquement. Netflix ne pouvait pas faire du streaming avant d’avoir l’échelle sur les DVDs. Ils ne pouvaient pas s’étendre mondialement sans un service 100% digital.
Sans cette histoire, les équipes tech construisent sans voir comment leurs projets s’assemblent. Les investisseurs ne voient pas la vision suffisamment grande. L’équipe produit reste trop focus court-terme.
Une roadmap sans narration perd son pouvoir de ralliement. Elle dit « quoi » mais pas « vers quel futur nous construisons, et pourquoi ça compte ». C’est cette histoire qui transforme une liste de projets en mouvement collectif.
Un test intéressant à faire est de demander à trois personnes de votre équipe de raconter votre produit dans 3 ans. Si vous obtenez trois histoires différentes, votre roadmap a échoué. L’alignement, c’est d’abord un récit partagé.
Trois erreurs cardinales qui désalignent une roadmap produit
Ne pas articuler la roadmap autour d'objectifs mesurables
Maintenant, ouvrons notre roadmap actuelle si nous en avons une. Pour chaque item, pouvons-nous dire quel OKR il sert ? Quelle métrique business il fait bouger ? Si nous n’avons pas la réponse, c’est que notre roadmap n’est pas basée sur des « outcome ».
C’est une erreur classique ! Nous définissons la stratégie d’un côté, les OKRs de l’autre, et la roadmap dans son coin. Nous nous retrouvons avec trois documents qui ne se parlent pas. Les équipes livrent leurs features, les OKRs restent au rouge, et tout le monde se demande pourquoi.
L’idéal serait par exemple d’organiser la roadmap autour de 3-5 thèmes par trimestre, chacun directement lié à un objectif mesurable. Pas de « refonte du tunnel de paiement ». Plutôt du « réduire l’abandon panier de 15% via l’optimisation du checkout ».
La différence principale est que dans le premier cas, nous mesurons le succès à la livraison. Dans le second, nous le mesurons à l’impact. Et cela change tout !
Trop de granularité, trop tôt
Imaginons passer trois mois à construire une roadmap détaillée sur un an. Features, dépendances, sprints, tout. Six semaines plus tard, un concurrent sort une innovation qui change le marché. La roadmap ? Obsolète. Mais impossible de pivoter sans « remettre en question tout le plan ».
La bonne granularité est d’avoir une vision claire sur 3 ans, thèmes stratégiques sur 6-12 mois, problèmes précis sur le trimestre en cours. Plus nous regardons loin, moins nous devons détailler. C’est contre-intuitif, mais c’est ce qui permet l’agilité.
Notre roadmap doit être un GPS qui recalcule l’itinéraire, pas une carte gravée dans la pierre.
Oublier d'impliquer les bonnes parties prenantes
Le scénario le plus classique est que le Product construit la roadmap dans son coin. Puis présente le résultat fini à l’équipe tech (« voilà ce que nous allons faire ») et au business (« voilà ce que nous allons livrer »). Mais finalement personne n’adhère !
L’équipe tech découvre des dépendances techniques non anticipées. Le design réalise que certains choix créent des incohérences UX. Le business ne comprend pas la logique de priorisation. Et tout le monde défend son pré-carré.
Teresa Torres insiste dans son livre « Continuous Discovery Habits » : la roadmap se co-construit. Product, Tech, Design doivent être impliqués dès le début. Pas en validation finale, en co-création. Parce qu’une roadmap, c’est d’abord un outil d’alignement.
Une roadmap construite sans les équipes qui vont l’exécuter est techniquement correcte, mais stratégiquement nous courons dans un mur.
Comment construire une roadmap produit vivante et alignée
1. Avant : cadrer la vision et les objectifs
Avant de parler de roadmap, posons-nous trois questions :
- Où va le produit dans 3 ans ?
- Quels problèmes business/clients devons-nous résoudre en priorité ?
- Comment mesurons-nous que nous avons réussi ?
Si nous ne pouvons pas répondre clairement, arrêtons tout. Construire une roadmap sans vision, c’est partir en voyage sans destination.
Un bon exemple se trouve chez Amazon : ils utilisent le « Working Backwards » : avant de coder quoi que ce soit, ils rédigent le communiqué de presse fictif du produit fini. Si le communiqué est difficile à écrire, c’est que le produit ne résout pas un vrai besoin.
2. Pendant : co-construire avec les équipes et tester l'adhésion
Une roadmap efficace n’est jamais écrite par une seule personne.
Organisons des ateliers de co-création avec le trio produit (PM, Tech Lead, Design Lead) minimum. Encore mieux serait d’élargir même ponctuellement au business. Parce que l’alignement ne se crée pas en validant un PowerPoint fini. Il se crée en construisant ensemble.
Des sessions de 2-3h où chacun apporte ses contraintes et opportunités. Tech vient avec les dépendances techniques. Design avec les insights utilisateurs. Business avec les objectifs commerciaux. Et Product orchestre.
Nous pouvons facilement aussi nous baser sur des frameworks existants : « Goals, Signals, Metrics » pour chaque initiative :
- Goal : quel problème résolvons-nous ?
- Signal : comment saurons-nous que nous avançons ?
- Metric : quelle métrique précise trackons-nous ?
Testons l’adhésion en direct : « Si demain nous annulons tout sauf ce thème, qui hurle ? » Si personne ne défend une initiative, c’est qu’elle n’est pas prioritaire. Si tout le monde veut garder la sienne, nous n’avons pas encore fait les arbitrages difficiles.
3. Après : itérer, communiquer et maintenir la cohérence
Au cours du temps, le marché change, des hypothèses ont été validées (ou invalidées) ou nous avons appris quelque chose. Une roadmap se révise régulièrement et à intervalles réguliers.
Afin de pallier à ce cas, des formats comme le « Now-Next-Later » ont rapidement gagné en popularité, car ils ne se cantonnent pas à des trimestres mais à des moments :
- Now : ce sur quoi nous travaillons (problèmes, pas features)
- Next : ce qui vient ensuite (thèmes, pas planning détaillé)
- Later : les grandes directions (vision, pas engagement)
Communiquons les changements de façon transparente. Pas de « nous avons pivoté en silence et nous espérons que personne ne remarquera ». Expliquons pourquoi. Qu’avons-nous appris ? Qu’est-ce qui a changé ? Et au passage, cela peut être très intéressant de rendre transparents ces changements auprès de nos utilisateurs également. Cela permet de co-construire le produit et d’établir un lien de confiance.
Une roadmap vivante, c’est une roadmap qui respire. Qui s’adapte. Qui reste alignée sur la vision tout en acceptant que le chemin pour y arriver peut changer.
Les outils et formats de roadmap pour rester aligné
Formats visuels : timeline, thèmes, OKR, outcomes
Il n’existe pas de format fixe de roadmap. Chaque équipe ou entreprise construit son ou ses formats selon la cible, le type de roadmap ou encore l’objectif de celle-ci. Voici ceux qui existent :
La timeline classique (Q1, Q2, Q3) rassure les stakeholders. Elle crée aussi l’illusion du contrôle. Dès qu’un imprévu surgit, toute la structure vacille.
Le format « Now-Next-Later » supprime les dates. Nous affichons ce sur quoi nous travaillons (Now), ce qui vient après (Next), et ce que nous explorons (Later). Netflix l’a utilisé pendant des années. Zéro fausse promesse, mais certains stakeholders paniquent devant l’absence de repères temporels.
La roadmap orientée outcomes affiche les résultats visés, pas les features. « Réduire le churn de 15% » plutôt que « Refonte du dashboard ». L’équipe garde la liberté de trouver la meilleure solution. Ça demande de la maturité organisationnelle.
Les roadmaps thématiques sont organisées par grands chantiers stratégiques : « Améliorer la rétention », « Conquérir le B2B »…
Il est évidemment possible d’hybrider : format thématique pour l’alignement interne, timeline allégée pour les partenaires, outcome-driven pour piloter le travail. Ce qui compte est de choisir le format qui maintient l’alignement sans créer de rigidité.
Outils pratiques pour gérer et partager sa roadmap
Nous voyons souvent la question passer de quel est l’outil parfait pour établir et gérer sa roadmap avec les différentes équipes. Comme dans tout domaine, il n’y a pas l’outil parfait, mais selon nos habitudes, la structure de notre équipe et la complexité de notre produit, il y a un beau panel de choix.
Productboard et Jira sont devenus des standards pour une raison : ils permettent de lier problèmes clients, feedback utilisateurs et initiatives roadmap. Tout le monde voit d’où viennent les priorités, mais il est facile d’accumuler trop de features, ce qui peut créer de la lourdeur.
Notion séduit les équipes qui veulent de la flexibilité. Nous construisons notre propre système. C’est puissant, mais ça demande de la discipline pour ne pas partir dans tous les sens.
Figma (Figjam ou Miro) peut surprendre, mais certaines équipes l’utilisent pour créer des roadmaps visuelles partagées. L’intérêt : c’est déjà l’outil du design, donc un point de convergence naturel. La limite : ce n’est pas fait pour ça à la base.
Roadmunk et Aha! sont plus orientés « communication stakeholders ». Ils produisent de belles visualisations, parfaites pour présenter à la direction ou aux investisseurs.
Et enfin des produits comme Chisel sont à prendre en compte avec une intégration complète d’une IA avec un grand focus sur le product management et l’alignement des stakeholders. À suivre pour voir s’ils rattrapent leurs concurrents !
Ne choisissons pas l’outil d’abord. Définissons d’abord comment nous voulons travailler : qui contribue, qui lit, à quelle fréquence, quel niveau de détail. L’outil n’est qu’un moyen. Ce qui compte, c’est que tout le monde puisse voir où nous allons et pourquoi.
Bonnes pratiques de mise à jour & diffusion
Une roadmap qui n’est jamais mise à jour devient un mensonge institutionnalisé.
La fréquence : un cycle trimestriel fonctionne pour la plupart des équipes. Assez régulier pour rester pertinent, assez espacé pour voir l’impact. L’essentiel : avoir un rythme prévisible.
La transparence : expliquons les changements. Quelle hypothèse a été invalidée ? Quel apprentissage a changé la donne ? Les équipes acceptent mieux un pivot transparent qu’un changement silencieux.
Adapter selon les publics : notre équipe a besoin de détails sur les problèmes à résoudre. La direction veut comprendre l’alignement stratégique. Les partenaires cherchent des repères temporels. Une seule version ne sert pas ces trois besoins. Beaucoup maintiennent plusieurs formats.
Rendons la roadmap accessible. Si les gens doivent chercher pour la trouver, elle n’existe pas vraiment.
La roadmap comme bousole collective
Rappelons-nous que notre roadmap n’est pas un contrat. C’est une boussole. Elle est là pour montrer où nous allons, pourquoi ça compte, et comment nous comptons apprendre en chemin.
Elle ne sera jamais parfaite et elle n’est pas faite pour l’être. Elle doit être honnête, alignée, et suffisamment vivante pour évoluer avec ce que nous apprenons.
Construisons-la avec nos équipes. Racontons l’histoire qu’elle porte. Révisons-la régulièrement. Et rappelons-nous : si personne ne la remet jamais en question, c’est qu’elle ne sert plus à rien !
FAQ - Vos questions sur la roadmap produit
Qu'est-ce qu'une roadmap produit et pourquoi en créer une ?
Une roadmap produit est un outil stratégique qui relie la vision à l’exécution. Elle permet d’aligner les équipes sur les priorités, de créer un langage commun entre product, tech, design et business, et de donner de la visibilité sur ce que nous construisons et pourquoi. Sans roadmap, nous risquons de livrer des fonctionnalités sans impact réel.
Quelle différence entre une roadmap stratégique et une roadmap de livraison ?
Une roadmap stratégique répond à « où allons-nous et pourquoi » (vision, thèmes, outcomes). Un plan de livraison répond à « comment et quand » (dates, sprints, features). Confondre les deux, c’est transformer la roadmap en Gantt chart et mesurer le succès au volume livré plutôt qu’à la valeur créée.
Quelles erreurs fréquentes nuisent à l'alignement produit ?
Les trois erreurs cardinales sont : ne pas articuler la roadmap autour d’objectifs mesurables (outcomes), apporter trop de granularité trop tôt (rigidité), et oublier d’impliquer les bonnes parties prenantes dès le début (manque d’adhésion). Ces erreurs transforment la roadmap en liste de tâches déconnectée de la stratégie.
Quels outils utiliser pour construire une roadmap collaborative ?
Le choix dépend de vos besoins : Productboard et Jira pour lier feedback clients et initiatives, Notion pour la flexibilité, Figma/Miro pour le visuel collaboratif, Roadmunk/Aha! pour la communication stakeholders. L’essentiel est de définir d’abord comment vous voulez travailler avant de choisir l’outil.
À quelle fréquence faut-il mettre à jour sa roadmap produit ?
Un cycle trimestriel fonctionne bien pour la plupart des équipes : assez régulier pour rester pertinent, assez espacé pour mesurer l’impact. L’essentiel est d’avoir un rythme prévisible et de communiquer les changements de façon transparente en expliquant ce qui a été appris.
Sources
- Roadmap relaunched – Bruce McCarthy
- Escaping the build trap – Melissa Perri
- Continuous discovery habits – Teresa Torres
- The GLEe Model – Gibson Biddle – https://gibsonbiddle.medium.
com/6-the-glee-model- 6af740bdf3b
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